Le petit train du sommeil

Quand j’étais enfant, on nous parlait du «petit train du sommeil». Ce petit train imaginaire passait à intervalles fixes et on devait monter à bord pour s’endormir. Il y avait deux versions : le train qui passe toutes les deux heures et celui qui est aux 90 minutes. Que se passait-il si on courrait partout dans la maison, qu’on s’amusait ou qu’on refusait d’aller au lit pour finir l’épisode de «Chop suey» (les trentenaires sauront comprendre la référence à cette télésérie québécoise des années 80-90!)? Et bien, on manquait le ptit train du sommeil. Nous étions donc condamnés à attendre le prochain. C’est dire qu’on nous prédisait une incapacité à s’endormir pour le prochain 90 minutes ou les deux prochaines heures, selon la compagnie ferroviaire. Je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve que ça sonne très défaitiste!  J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’un truc inventé par mes gardiennes et mes parents pour nous convaincre d’aller au lit mon ptit frère et moi. Puis, un jour, j’avais entendu l’infirmier de l’école tenir le même discours. J’ai d’abord suspecté qu’il avait parlé avec mes parents. Je me suis dit qu’ils devaient avoir fait un meeting tard le soir, dans le noir. J’imaginais tout le monde portant des capuchons et des lunettes fumées pour passer incognito et se dire : «Si on tient tous la même version, nos enfants auront peur et iront se coucher quand on leur dira! On le fait!?»

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Vous aurez compris que déjà jeune enfant, j’étais sceptique face à cette théorie. Maintenant adulte, j’entends encore ce genre de discours, mais dans une version différente. On raconte qu’il faut écouter son niveau de somnolence et donc, aller se coucher lorsqu’on le ressent sans quoi, nous serons réactivés pour 90 minutes et incapables de s’endormir. On dit qu’il s’agit d’une sorte de cycle pendant lequel il sera impossible de trouver le sommeil. J’ai déjà assisté à une conférence donnée par une professionnelle de la santé qui sensibilisait l’assistance à l’importance d’aller au lit dès que les premiers signes de somnolence faisaient leur apparition, sans quoi ils manquaient le timing et ne verraient la somnolence revenir que plus tard. Dernièrement, j’ai également vu passer un article dans un journal pourtant crédible, où l’invitée, une autre professionnelle de la santé, donnait cette consigne.

Bref, voyant que cette idée circulait encore, j’ai eu le goût de creuser la question en utilisant des sources crédibles (études et livre de médecine du sommeil). Est-ce le cycle de 90 minutes n’est au font qu’un mythe? Est-ce que le train du sommeil existe réellement?

Un petit rappel sur ce qui produit le sommeil

Le sommeil est régi par deux mécanismes principaux. La pression homéostatique et le rythme circadien.  La pression homéostatique représente en quelques sortes la fatigue que vous accumulez tout au long de la journée, qui se transforme peu à peu en somnolence et qui vous pousse éventuellement à basculer vers le sommeil. Le rythme circadien réfère quant à lui à une partie de votre cerveau qui agit comme chef d’orchestre et qui commande le sommeil ou l’éveil. Pour faire son travail, le chef d’orchestre se base sur différents paramètres réguliers et cycliques comme la température corporelle qui varie d’une façon constante d’un 24h à l’autre, la sécrétion d’hormones (la mélatonine pour le sommeil et le cortisol pour l’éveil) et bien-sûr, la luminosité. Ce sont des signaux qui font dire au chef d’orchestre si c’est le moment d’être éveillé ou d’être endormi. Pour compléter le travail, les neurotransmetteurs viennent ajouter leur touche. Ces neurotransmetteurs  sont les messagers du système nerveux. Grossièrement, disons qu’il existe des neurotransmetteurs qui s’activent pour envoyer des messages lors de l’éveil et inhiber les messagers du sommeil. Le soir venu, le contraire se fait. Les messagers responsables du sommeil s’activent et font taire les messagers de l’éveil.

Le ptit train du sommeil : vrai ou faux?

En considérant ces processus, il est très difficile de conceptualiser qu’un cycle de 90 minutes (train du sommeil) opère avant l’endormissement. Selon le principe du cycle de 90 minutes, c’est comme si la pression homéostatique subissait un ralentissement dans sa lancée ou que le chef d’orchestre (rythme circadien) prenait une pause et cessait d’écouter les signaux (température, taux hormonal, luminosité) pour reprendre du service un peu plus tard. C’est donc dire que si on réfère aux mécanismes de sommeil qu’on connait, il est très difficile de soutenir une telle idée et de comprendre comment elle opérerait. Dans tout ce que je lis, les recherches menées avec des mesures objectives qui étudient l’endormissement ne rapportent rien sur un tel phénomène.

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Oui mais…

Je vous entends penser d’ici : «Oui mais il m’est déjà arrivé de ressentir un regain d’énergie en fin de soirée, comme si j’avais manqué le timing pour aller me coucher et que le train était passé. J’ai attendu et il me semble… que j’ai mis environ 90 minutes à retrouver le goût d’aller dormir».

D’abord, le fameux 90 minutes. D’où vient-il? Je crois que les gens mélangent ce qui se passe à l’éveil,  juste avant le sommeil et ce qui se passe PENDANT le sommeil. Il faut savoir qu’au courant de la nuit, nous passons à travers des cycles alors que nous sommes endormis. Ils sont caractérisés par des niveaux de conscience et de profondeur de sommeil différents. Ces cycles sont d’une durée d’environ 90 minutes. Ah ben, tiens donc! Vous me voyez venir. Si on reprend l’idée du petit train, on dit qu’une fois la somnolence arrivée, il faut saisir cette chance et s’endormir pour débuter notre premier cycle de 90 minutes. Et si nous n’embarquons pas dans le sommeil, cette théorie affirme que notre cerveau éveillé comprend ce qu’il est en train de manquer (le premier cycle de sommeil) et attend patiemment le prochain cycle 90 minutes plus tard. Dans les faits, rien ne supporte cette idée. Que vous commenciez votre nuit à 21h ou que vous étiriez la somnolence et attendiez à 21h45, vous débuterez un cycle de sommeil au même point (au stade 1, dans une phase de sommeil léger à ondes lentes).

Qui plus est, la somnolence n’est pas un état que l’on doit se dépêcher d’attraper au vol et qui passe comme une étoile filante! Cette idée est même totalement incompatible avec le sommeil. En effet, se mettre la pression de saisir la somnolence (et donc le ptit train du sommeil) lorsqu’il passe sans quoi on risque de ne pas dormir crée une activation qui est très nocive pour le sommeil. Le simple fait de se créé de la pression, de la peur ou de l’anxiété avec cette idée peut réactiver le système et nous empêcher de sombrer dans le sommeil. Ce qui devient intéressant ici est que l’on crée ce que l’on craint!

Alors, comment expliquer qu’il existe des soirées où, après avoir eu un moment de somnolence, nous n’allons pas nous coucher et que nous ressentions ce regain d’énergie? Tout simplement parce que sans nous en rendre compte, nous créons de l’activation. Cette activation peut prendre différente forme : il se peut que vous pensiez à votre journée du lendemain, que vous soyez en colère contre votre patron et repassiez la conversation que vous avez eu avec lui, que l’émission de télévision que vous regardiez vous fasse penser à votre prochain projet de voyage. Plus concrètement, si votre enfant vous appelle parce qu’il a fait un cauchemar et que vous devez vous lever de votre divan pour aller le consoler, l’activation créée pourrait être suffisante à faire cesser la somnolence. Mais j’ai une bonne nouvelle pour vous… Elle peut ensuite être ramenée et nul besoin d’attendre le prochain train!

J’espère que cet article vous aura donné envie d’être critique face aux différentes choses que vous entendez à propos du sommeil. Rappelez-vous qu’il est toujours bon d’avoir un esprit critique.

Sur ce, je vous souhaite un bon sommeil,

Emmanuelle Bastille-Denis, Ph.D.

Dre Emmanuelle Bastille-Denis Ph.D. psychologue

Dre Emmanuelle Bastille-Denis Ph.D. psychologue